jeudi 28 août 2008

Âmes sensibles s'abstenir



Grâce à Jacob Bañuelos, mon très cher professeur, j'ai appris ce que le mot "photographie" voulait dire. Pendant tout le deuxième semestre, je n'ai pas quitté l'appareil photo REFLEX analogique. Il fallait attraper de beaux clichés, encore et toujours. Tu les guettais, où ils arrivaient à toi.J'ai aussi appris le mot persévérance, car à l'ère digitale -qui se caractérise par l'immédiateté - les pellicules ont tendance à être reléguées à une époque ancestrale. J'ai gaspillé pas mal de papier photo pour le projet de fin d'année. Mais cela en valait tout de même la peine. J'ai recompté mes clichés avant de faire mes valises. Il y en avait près de 100, et sur les 100 seulement une quarantaine était plus ou moins présentable. Cependant, celui qui utilise un appareil photo digital ne connait pas l'angoisse de l'attente, la question qui tourmente du style: "Est-ce-qu'elles sont réussies?" J'apportais mes rouleaux de 36 prises au laboratoire de la Comer, et je demandais toujours à les faire développer sur du papier brillant. L'employé du labo, toujours le même moustachu à lunettes, a fini par s'habituer à mes allées et venues. Il me remettait les photos dans un épais paquet de couleur verte, que j'avais hâte de découvrir.

J'avais choisi de suivre le quotidien des tatoueurs d'un studio mexicain. Le choix du thème et du lieu de mon projet ont été plus qu'aisés. Il s'agissait peut-être de rendre hommage à Marck, qui avait bouleversé ma vie. Terrassée par la timidité, j'ai attendu près d'une demi-heure avant de franchir la porte du studio. Les lettres rose et bleu clignotaient dans la nuit tombante. KAUSTIKA Tatuajes, pouvait-on lire. C'est à cet endroit que Marck s'était fait tatouer la dernière partie de son tatouage, travail exécuté par un certain German. Quand j'ai parlé de mon idée à Marck, il n'a pas manifesté d'enthousiasme, ni ne m'a soutenue. "Ils sont immatures, ne t'attends pas à ce qu'ils acceptent. Tu seras un fardeau pour eux". J'ai pris mon courage à deux mains. Plus qu'une porte d'entrée, le portail de Kaustika représentait le passage vers un autre monde. Un monde que je ne connaissais pas.


La lumière aveuglante se reflétait dans la blancheur des escaliers. Une fois arrivée au premier étage de ce qui ressemblait à une clinique, je suis tombée sur un type grand et maigre. Ses bras étaient couverts de tatouages et ses longs cheveux noirs ramassés en dreadlocks. Il a appelé le "chef" pour que je m'adresse à lui. Miguel Zitratiz est alors arrivé, avec une expression de grande bonté pour le visage. J'étais très stressée. Je lui ai serré la main, chose qui n'est pas trop commune "dans le milieu". Ma gorge s'est dérouillée, et je lui ai exposé les grandes lignes de mon projet photographique. A ma grande surprise -Marck m'avait préparée à l'échec- il m'a dit qu'il aimait beaucoup mon idée, et que ce serait même bien que les clients repartent avec une petite photo. Je l'ai contemplé, incrédule. L'aventure, qui allait durer des mois, a donc démarré.

Miguel Zikatriz

J'ai alors fait connaissance avec tous les tatoueurs du studio, en particulier avec Miguel, Botas (le grand brun), Pablo, Mars Marciano...Chacun leur style, peut-être un peu "marginaux/immatures" comme me l'avait signalé Marck, mais tellement agréables à écouter. J'aurais pu ne pas me sentir à l'aise, car à la base je ne suis pas passionée par les tatouages. Même si le côté artistique m'attire, je pense toujours que ça fait moche sur les gens. Mon projet prenait presque des allures d'étude sociologique. Il était nécessaire d'interroger les tatoueurs, les origines de leur passion, le regard de la société sur leur travail, et sur leur apparence, les raisons des tatoués qui les ont conduit à franchir le pas.

Mars Marciano, le perforateur

La société mexicaine avait une attitude ambivalente envers eux, allant de la discrimination à l'admiration. Parfois on les voyait commes des mecs fraichement sortis de prison, des gros durs. Le responsable du club de musculation où s'entraînait Marck le surnommait "Mara" pour plaisanter. La mara salvatrucha est un gang criminel d'origine centraméricaine, dont les membres ont pour caractéristique les tatouages partout sur corps, même sur le visage. Mais d'un point de vue sociétal, celui qui se fait tatouer, c'est aussi le mâââle, celui qui a du cran et qui n'a pas peur de l'image que les autres puissent avoir de lui. Il est lui-même et il l'assume.

Une ou deux fois par semaine, je revenais réaliser des clichés du travail des tatoueurs. Je voyais défiler les clients sous les aiguilles expertes de Luis Botas ou de Pablo. Cela allait de l'étudiante qui se faisait dessiner une gentille fleur à l'électricien qui plaquait des têtes de mort effrayantes sur son torse. Le premier à m'avoir accordé le droit de faire des photos pendant la séance était un steward d'Aéromexico. Il en était à son troisième tatouage, et souhaitait voir son nom écrit en elfique autour de la cheville. Puis il y a eu Miguel, le jeune boxeur qui voulait couvrir un ancien tatouage, réalisé à Cancun pour 500 pesos (30 euros). L'oeuvre ratée se rapprochait plus de la paire de cerises que des gants de boxe. Une fois la séance commencée, Pablo ralait déjà: "Arrête d'être tendu comme ça, relâche toi, sinon tu vas saigner et ça va mal cicatriser..." Miguel, le boxeur, avait l'épaule tellement contractée que du sang noir suintait de ses pores. Il n'arrivait pas à réprimer sa douleur.


Pablo et le boxeur

Une petite fleur

Sergio a distribué pendant un temps des volants pour Kaustika. Timide, taciturne, il avait des cils si longs que son visage rivalisait de douceur avec celui de Bambi. Ce personnage connaissait également une certaine frénésie du tatouage. J'ai calculé: en un an, il s'était fait plus de 12 tatouages, et carburait donc au rythme effrené d'un tatouage par mois. Mais pour le premier comme pour le quatorzième, la douleur est toujours présente.

Sergio alias "Timi"

Oui, ça fait mal...

Calavera pelona / Tête de mort chevelue

Fier du résultat!

Du plastique pour couvrir le travail







Artiste accomplie!










Un semestre de rudes efforts en dessin artistique. On dirait que les heures passées à dessiner ont porté leurs fruits. J'ai à présent un dossier artistique assez fourni pour oser me présenter au concours d'entrée d'une bonne école d'art. Quelle ironie de penser que c'est un master à Sciences Po qui m'attend au tournant. Je ne sais même pas encore lequel. En tout cas, la série de Mildred me vaut un joli 100 au deuxième partiel. Une première. L'impossible est arrivé: Tania, qui ne mettait jamais de note au-dessus de 90, a enfin cédé. Elle m'a dit en riant qu'elle ne pouvait pas faire autrement. J'ai jubilé.

Pour le dernier partiel, le plus effrayant de tous, il fallait écrire un journal sur notre expérience de la classe de dessin. J'ai pris énormément de plaisir à le faire. Mes joies, mes incertitudes, mon évanouissement: tout y était raconté en détail. De toutes façons, même si Tania ne l'avait pas demandé, je l'aurai fait. Me plonger dans les rudiments du dessin manuel, cela ne suffisait pas. J'ai aussi bidouillé du Photoshop et du Flash pour la première fois. Il s'agissait de mes premiers pas dans la jungle numérique. Après quelques nuits blanches, je voyais ma petite danseuse étoile rousse (diabolique selon Paula) s'animer. Elle marchait. Bizarrement. Mais ELLE MARCHAIT!